Le Renard et les raisins


            Livre III,  fable 11

Certain renard gascon, d’autres disent normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
     Des raisins mûrs apparemment,
     Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eut fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait point atteindre :
"Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats."
     Fit-il pas mieux que de se plaindre?

                                                      Jean de La Fontaine

Le renard et les raisins, voilà une fable avec deux évidentes qualités, elle était courte, facile à apprendre, et elle fleurait le comique des moqueries dont se couvre un perdant ridicule déniant l’évidence.
    Mais qui se souvient du début ?
    Maintenant, je peux m’étonner de cet oubli, quelques décennies après, comme je me surprends à ne pas avoir prêté une attention suffisante à ces clauses d’exclusion de garantie écrites en tout petit à l’encre pâle au dos de la facture d’une machine en panne.

    Pourquoi  « Gascon » ? Ou pourquoi   « Normand » ? Fanfaron ou dissimulateur, quel est le sens de ce détour, ou quel tour se joue dans le sens hésitant de cette alternative déroutante de La Fontaine, dont la finalité immédiate parait aussi imprévisible que les diversions que crée, par des issues multiples à son terrier, si habile à déjouer les traquenards, ce rusé qui garde plus d’un tour dans son sac ?...
    Et l’expression du renard me paraissait être la mauvaise foi du dépit.

    Mais que venaient faire dans cette affaire, les goujats, pour moi plus souvent invoqués dans le désagrément par une bourgeoise offensée ? De toute façon, le mot sonnait bien, définitif, et l’énigme de sa présence s’en trouvait ainsi tempérée.

    Voila: dans la confidence d’une vieille Ariègeoise, férue de son parler, un goujat était un terme de langue d’oc, qui désignait tout banalement, un jeune homme, et à une époque où il y en avait plus à la campagne qu’à la ville, civilisée d’origine... La relation est facile à la restriction de l’acception du dictionnaire :  « un homme mal élevé ou grossier, ou dans l’histoire, un valet d’armée »... nous voilà bien près du terme et de l’usage, à l’âge du service militaire, et des conscrits, ambiance comprise... Et le parcours presque fait, en changeant de genre, avec une « goja » ou « goya », jeune bonne à tout faire, qui courait déjà vers un renvoi d’office, à être découverte trop accommodante au désir des uns pour être au goût des autres, inquiets des périls encourus par une famille juive d’alors, avant l’Inquisition et au delà des Pyrénées, risques par ailleurs longtemps persistants...
    Le reste tient à une treille...

    Il change de couleur, le renard. Passée ? Peut-être moins roux, peut-être plus gris, mais pas un renard argenté pour autant.

    Et ce renard n’a pas trouvé a manger depuis plusieurs jours au moins, il est « mourant presque de faim » ? A la fin de l’été ? Alors que partout, mulots et campagnols, et ils ne sont pas les seuls, ne savent plus où courir, après les fruits ou le grain des récoltes? On se moque ? En pleine période de la chasse, où même les hommes, pourtant peu lestes, attrapent lapins et perdreaux, avec certes, des stratagèmes ingenieusement compliqués ? Àlors quoi ? Un incapable, vous voulez dire : un imbécile, ce renard ? Fariboles !...

    Mais s’il s’agit d’une incapacité acquise, advenue, alors là... Ne serait-ce pas qu’il est moins capable, moins habile à chasser, bien qu’il soit un vieux renard ?
    Végétarien..., on s’essouffle moins à la course. Des difficultés à sauter ou à grimper ? Qui verrait ce Galant-là, poursuivre encore de ses assiduités la dame goupil au coin du bois ?.. Passons... Il est plus fait état de ses envies que de ses capacités...

    « Vit au haut »... Oh, ho ! facile...à dire ! « vit », voilà qui en dit long en un mot... le passé ; simple de voir, le présent de vivre, le temps rapide, la vie, la représentation érigée du désir... s’y trouve entendu, cet étrange résultat : il ne voit plus que cette « peau vermeille », il s’en rapproche avec l’effet téléscopique d’un objectif grossissant, il s’y voit comme s’il y était, il y est, au haut !...
    Mais non, il n’y arrive pas, et tout retombe.
    Et si ces raisins sont vermeils, et qu’il les voit verts, tiraillé entre son envie, et l’inquiétude de son impuissance qui le fait souffrir, à les attraper ?... Et cette crainte, de réveiller les vieilles douleurs de l’arthrose de son âge contre lequel il hésite entre se révolter, se plaindre, ou se résigner. Ces raisins là, demandent d’être vert, pour être attrapés, et ils sont bons pour des jeunes. Ils me narguent, pas possible... Ils sont trop...

     Mais après tout, tant qu’à leur trouver d’irrémédiables défauts, pourquoi ne pas les voir autrement que verts ? Cela éviteraitun d’avoir à repasser quand ils seront mûrs ?
    Non, il n’ose pas penser: Ils sont trop mûrs, ils sont pourris, au pied du mur, trop mûr, je suis trop... triste la palissade.

    Mieux vaut encore l’exact opposé... « Ils sont trop verts »... ce déni de la réalité garde encore présent le souvenir de la couleur franche, et, pour faciliter le renoncement, prend une teinte patinée, grisée, comme le vermeil peut le devenir, plutôt pathétique entre la révolte, la dérision et la résignation au temps passé : Ce n’est plus de mon âge... mûrs, je ne les verrai pas...

    Pas complètement dupe, le renard, avec le sarcasme assez aigre, peut être un petit rire encore vert, conservé comme un petit raisin, celui qui n’est jamais mûr, avec sa part d’autodérision.    

    Mais ce qui me reste, c’est de l’expérience, cette somme des erreurs qu’on a faites et auxquelles on a survécu, et je mangerai avec des souvenirs... c’est une part cultivée, après tout...  et à trancher seul des goûts et des couleurs à défaut de sombrer dans l’ivresse lyrique des virages partagés jusqu’à la fermentation... des raisins tous verts et mûris d’un soupçon de jaune étiquetés raisin blanc, ou devenus pourpres, vendus comme noir...   Passé ou présent comme le temps d’un rêve sans effort, l’instant de bonheur où ce raisin tombait à point, sous un regard juste un peu appuyé ?
     Une treille peut pousser sur l’une des portes de la précarité... et mieux encore au midi.
    Une attention distraite pour la feuille pourrait manquer de s’attacher aux deux pieds de « vermeille »... et d’y entrevoir une clef en suspens, ouvrant comme une boite à lettres où serait restée en souffrance, exquise, intacte, sur une étiquette pour mémoire, la variété, la saveur et la forme des grains, en retrouvant au passage quelques goûts aigrelets, et des lumières dans les nuances discrètes de la distinction des roussis, entre la rouille et le vermeil, d’autant plus fin aux dires d’orfèvres en la matière qu’il est composé d’or, d’argent et d’un temps précieux.
    Or une exigeante espèce de raisin blanc table encore sur ces qualités présentes et cependant fugaces. Ramenée d’orient un siècle avant, ou même plus tôt dans la suite des légions romaines, elle s’était déjà répandue sur les côteaux de Gascogne, (et autres provinces méridionales, dont un des terroirs avait vu naître le Vert Galant...) dans un établissement vivace sous le nom de chasselas doré...

    Beaucoup voient la vie comme un voyage, où arriveraient aux détours du chemin, toujours des choses nouvelles. Pour ma part, c’est l’impression de voir le même paysage, mais comme dans le fil d’une journée, le soleil qui l’éclaire, en poursuivant sa course entre le matin et le soir, pendant que nous nous occupons, change à la fois la lumière, les ombres, le relief, et les plans et lui donne une apparence toute différente.

     Le dernier vers est un défi discret... A part les ricanements, réservés souvent à l’incompréhension dont on entoure les exclus, quelqu’un a-t-il mieux à proposer au renard ? La trace de quelques formules plus ou moins bien goupillées reste encore, assurance mutuelle, assistance publique, retraite des vieux, allocation vieillesse, pensions avec ou sans fonds, protection des incapables majeurs... pas de quoi diminuer l’appréhension, devant le passage de la mobilité de l’attribut incapable, au nom, grandi et figé dans l’immobilité des statuts...
    Mais l’éclat du sarcasme péremptoire du renard reste intact à nos oreilles, impact dans la mémoire à travers le temps, de l’émotion qui déborde la conscience, des façons de la maîtriser et de la traduire, lorsque « bien que je sois un vieux renard » devient « parce que je suis un trop vieux renard »...
    Quel traitement social pourraient mieux pallier  ces demandes souvent absentes ?...

    Plus de deux millénaires après Ésope, le Bonhomme sollicite encore nos réponses, et voici quelques années déjà que des propositions peuvent être reçues en particulier ici. Mais la dernière, apportée par une renarde en août 2017, tout en confirmant l'exactitude de nombreux éléments de la fable, bouleverse et transforme profondément son sens et sa morale. La relation en consignant fidèlement les détails de l'histoire et en cosignant la fable, s’en trouve dans une nouvelle version inattendue enrichie de cet éclairage surprenant.
Sans faire oublier la poésie de La Fontaine, elle rappelle que la place fabuleuse du porte-parole tient à bien des égards à une observation attentive et une entente respectueuse.

retour à l’accueil



Valid CSS!