Livre I, fable 2
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. »
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l’y prendrait plus.
Jean de La Fontaine
Tout conteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Morale cachée ou pas, percevant l'intérêt de son public, celui des droits d’auteur en serait bien amoindri s’il venait à manquer.
Qui d’autre aurait pu me faire avaler d’un trait qu’un corbeau tenait en son bec un fromage sans y toucher, et me plonger aussitôt sans en avoir l’air dans un espace imaginaire ? Soufflons un peu.
À la louche, le caillé est tellement informe qu’il prend le nom de sa préparation dans la forme avant que sa pâte molle ne durcisse, elle n’est pas toujours pressée, bordée de moisissures ajoutant une odeur d'intérêt à sa corruption, qui flotte toujours.
Pas bête ce corbeau, passé maître même, ce qu’il a trouvé est génial, il tient le morceau, il en est sûr, il en est fier et il en fait tout un fromage, d’ailleurs. Mais reste-il le seul à la coule, avec ce qui lui échappe ? Au flair, mis au parfum, cette affaire parvenue aussi aux oreilles de ce renard qui s’y connaît en matière de chants d’oiseaux, un fidèle auditeur, ne va pas tarder à s’ébruiter.
Derrière le mélomane averti se cache un maître-chanteur exercé à la duplicité retorse.
Ah ! Sous la jovialité de salutations inoffensives, d’exclamations laudatives, de proclamations doucereuses recevables pour le premier pris du jour, encore à prendre, ce qu’une oreille exercée peut entendre des menaces voilées de cet ami qui vous veut du bien... Faire chanter un corbeau ? Déjà longtemps que sa plume noire a mauvaise presse. Du temps de La Fontaine, les pirates lançaient des corbeaux pour arraisonner et arrimer leur prise avant de passer’ à l'abordage. Quant à leur propension à dépasser des murs, ils en supportaient les lourdes charges. La tentation est grande, trop pour le goupil, dans ses stratagèmes pervers à faire du corbeau un pigeon, et où le corbeau et le fromage, c’est tout un. Certes, de mémoire, les renards se sont fait remarquer plus souvent autour des poulaillers que des fromageries...
Mais y a -t-il encore une morale ? À reprendre les sens ambigus de ces mots, « de joie », tu parles ! Volatile, la joie est de très courte durée et ne se sent plus du tout.
« Si votre ramage se rapporte » - mais que me chantez-vous là ? Il se rapporte que ce que je raconte est aussi fâcheux que ce qui paraît de ma plume réputée noire comme l’encre. Et ma disparition serait programmée avec la dispersion de mes cendres déjà prévue dans ces bois, prétendument pour faire taire la rumeur persistante assurant l’inaltérable pérennité de mon existence ? Délirant ! Mais qui délire ? La raison vacille.
Être pris pour le corbeau de la forêt alors qu’il n’est qu’un oiseau futé, noir comme tous ceux de sa famille ! La calomnie, ignoble, sidérante !
Si grande est la surprise du corbeau qu’il ouvre un large bec, rien n’en sort, coi, sans voix, stupéfait, interloqué de s’entendre ainsi prévenu, mis en cause publiquement, ma parole, comme dénonciateur, jeté en pâture comme maître-chanteur par un maître-chanteur ! Vertigineux ! Chaviré, l’oiseau chancelle.
De quoi tomber de haut, sur le champ, et mis plus bas que terre, être la proie du renard tombe mal !
Bien entendu, ce renard n’est pas un simple bonimenteur, et c’est peut-être un maître-chanteur dépité qui se pose là en donneur de leçon. Le renard sans saisie ? Il est plutôt mal tombé, et sous une familiarité désinvolte, vous « apprenez » que « mon bon monsieur » trahit par sa langue le goût du renard et ce qui lui a échappé.
S’il s’était en réalité saisi de sa proie, proférer pareil avertissement les mâchoires serrées serait imprononçable en une langue déliée et resté à jamais inaudible. En outre, n'est-il pas contraire à la bienséance et à la prudence de parler la bouche pleine ?
Alors qu’il continue à insinuer une menace élusive, tout en clamant haut et fort en posture d’instructeur moralisateur en diable près de se faire passer pour un redresseur de torts, rien n’indique qu’il en ait mangé le moindre morceau.
Et sa leçon de morale si sentencieusement énoncée, déjà suffisamment connue du corbeau pour ne pas en être la victime, « cette leçon vaut bien un fromage sans doute » laisse justement planer une incertitude, et même un doute, sur le poids, la nature exacte, voire l’estampille qui l’emballe dans ce fromage qu’il cherche à justifier comme rémunération modique en somme, à faire passer comme allant de soi...
En nous bernant au passage comme les enfants, avec l’ambition de garder les apparences de la maîtrise, une dernière manœuvre d'intimidation pour masquer son échec, histoire de s’assurer une couverture alentour en brouillant les pistes avec la prétention de ménager un ascendant qu'il était prêt à faire disparaître, ce corbeau haut-perché qui vient de lui échapper.
Pour s’en sortir, rester attentif avec une morale irréprochable offre un perchoir salvateur pour l’essentiel : sans rien à se reprocher, pas de compromissions, il en coûtera de continuer sans broncher à ne pas prendre langue avec les maîtres-chanteurs, c’est encore ainsi qu’il en coûtera le moins.
Ne pas chanter sous la menace, et ne pas céder au chantage, une morale d’ailleurs, qui peut sans être dupe, coûter souvent bien plus qu’un fromage.
Un obscur malentendu en demeure encore à noircir le corbeau.
Qui a de quoi être confus, quels que soient les jurons étouffés, et nous honteux, de ne pas arriver à se défaire plus vite des maîtres-chanteurs, des calomnies et des rumeurs encore si longtemps après.
Même avec le dernier mot pour le corbeau, on n'en a pas fini.