Livre V, fable 9
Travaillez, prenez de la peine
C’est le fonds qui manque le moins
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoin.
Gardez vous, leur dit-il, de vendre l’héritage,
Que nous ont laissé nos parents
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’oût
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.
Jean de La Fontaine
À relire cette petite merveille de fable, du laboureur et ses enfants, que
je n’ai pas résisté au plaisir de reproduire, je vous livre mes dernières
réflexions venues à son sujet (La Fontaine est vraiment une source
inépuisable...)
Nous avons tous appris cette fable à l’école primaire, mais voilà que
quelques décennies plus tard, en la relisant, des raisons nouvelles me
paraissent motiver encore plus la pérennité de son succès sans m'être apparues jusque là.
La première morale de cette histoire, est certes de grande valeur, mais ne
me paraît pas suffisante pour autant à expliquer son succès. En effet, qu’un
riche laboureur arrivé au terme de son existence, puisse penser que les biens
immatériels (c’est-à-dire la science, la littérature, les arts, l’histoire,
les sciences humaines, etc., en un mot : la culture...) ont plus de valeur que
l’or sonnant et trébuchant, qui n’est après tout qu’un métal inoxydable, ayant
le mérite de se travailler facilement et de garder pour longtemps la forme
artistique que lui ont donnée les orfèvres, ce n’est pas tellement surprenant.
La fortune attend souvent ceux dont la pensée va au-delà des apparences.
Bien des hommes arrivés au terme de leur existence avaient compris que la transmission de la culture était plus importante que celle des richesses matérielles.
À ce titre, le laboureur, qui a déjà su faire sa pelote, est un sage, mais
il est loin d’être le seul. Et heureusement.
La seconde morale est intéressante aussi, mais cependant pas vraiment nouvelle ni propre à cette fable pour autant. En leur parlant sans témoin, en les mettant en garde de vendre l’héritage paternel, le père constitue en groupe ses enfants, et leur rappelle que l’union fait la force, et en perspective, que les rivalités fratricides affaiblissent, réitérant que "Toute puissance est faible à moins que d’être unie". Oui.
Alors ?
Une première question se pose : le laboureur serait-il un vieil homme moribond dans un
état de confusion délirante à l’approche immédiate de son agonie ? Tient-il des
propos incohérents ? A-t-il perdu la tête ?
Le texte laisse planer un doute, le laboureur est un peu flou sur certains
points : "je ne sais pas l’endroit", mais il n’en est rien. En effet, le
laboureur veille à ce que ses enfants engrangent la récolte d’abord, et que le
mois d’août soit passé, avant de se mettre à creuser le champ. Il a encore les
pieds sur terre, et il sait où il en est.
Deuxième question : ont-ils affaire à un vieil avare tyrannique et méfiant,
en proie aux ultimes manifestations d’un délire de persécution déjà ancien, où
il voit de dangereuses machinations, et répète encore ses craintes imaginaires
de spoliation ? A-t-il perdu la raison ?
Le texte pourrait le laisser croire, le laboureur apparemment craint des
oreilles indiscrètes, et se montre impératif : "gardez vous de..., remuez...,
creusez, bêchez", catégorique : "ne laissez nulle place", et insistant :
"passe et repasse", mais là encore, il n’en est rien. Oui, il a de la suite
dans les idées, mais il sait ce qu’il dit, et ses interlocuteurs existent bien
et sont importants pour lui. Il sait rassurer ses enfants, faire preuve de
considération pour eux, et ne pas être décourageant.
Une troisième question: ses enfants se laisseraient-ils abuser par
leur avidité et un esprit de lucre familial ou par une forme stupide et
affligée — voire même affligeante — de piété filiale ?
Là, le texte laisse planer une ambiguïté.
Mais les enfants ne considèrent pas les paroles de leur père comme s’il
s’agissait de paroles insensées à accueillir avec indulgence.
On remarquera cependant que si le laboureur sait ce qu’il dit, il ne dit pas
qu’il sait. Et il ne leur dit rien des conclusions auxquelles il est parvenu.
Il ne leur dit pas que les biens immatériels et une gestion dynamique et
persévérante, valent mieux qu’un tas de biens matériels et une gestion
immobile, que, et que, et parce que... ni que le travail est moindre peine
lorsqu’il pave la voie vers un but désiré, fût-il du domaine du rêve, et que la
recherche mue par la curiosité manque rarement de trouver un aboutissement,
même si c’est une extrémité inattendue.
Qu’en fait-il, de ses conclusions ? Il les cache, non sans les avoir
rassemblées et trouvé de quoi les emballer, et nous aussi. Il s’y entend sans
trop s’emmêler des ficelles et des fils, avec la considération dont il les
entoure (il leur parla sans témoin) et l’importance de ces relations qu’ils
ont ensemble : il met en place un véritable jeu de découverte, un jeu de chasse
au trésor, qu’on peut bien appeler un jeu d’entreprise, mettant ses fils en
situation de nécessaire collaboration active. L’entrain qu’il provoque chez
eux (il est encourageant, ses méthodes sont claires), et qu’ils mettent au
jeu, va leur permettre de surmonter facilement la déception de leurs illusions,
le résultat de leurs efforts se manifestant déjà sous leurs yeux.
Tout ce qui n’est pas transmis sera perdu. Ou égaré pour longtemps, et le temps presse d’aller à l’essentiel.
Le laboureur, en fait, nous lègue, et fait entrer dans la culture, un style
de direction, et d’apprentissage, enthousiaste et subtil, un modèle
de pédagogie active des adultes, dont
aujourd’hui je reste l’admirateur encore. Bien joué et
du coup, ce n'est pas fini, avec la complicité active de La Fontaine, il fait passer un mode
de transmission et de communication
ludique, la pédagogie active au rang de
ces biens immatériels qui sont les véritables trésors. Du présent, parlons-en
encore, et du mode: invités au jeu, à commencer de changer les lettres, c’est
dans le code de communication que l’on se retrouve...
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