La Laitière et le pot-au-lait


            Livre VII,  fable 9


       Perrette, sur sa tête ayant un pot de lait
           Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
            Cotillon simple et souliers plats.
            Notre laitière ainsi troussée
            Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait ; en employant l'argent ;
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
           « Il m'est, disait-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison ;
            Le renard sera bien habile
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette, là-dessus, saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
            Sa fortune ainsi répandue,
            Va s'excuser à son mari,
            En grand danger d'être battue.
            Le récit en farce en fut fait ;
            On l'appela le pot au lait.

            Quel esprit ne bat la campagne ?
           Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
            Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant ; il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
            Tout le bien du monde est à nous,
            Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais aux plus braves un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
            On m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
            Je suis Gros-Jean comme devant.

                                                      Jean de La Fontaine

Pour suivre Perrette...


Perrette, si je la connais ? Oui, bien sûr... enfin, de vue... difficile de l'oublier,... si c'était une de mes amies ? Non, malheureusement, et encore moins ma petite amie mais j'étais un peu trop jeune à l'époque, certainement... Perrette, je m'en suis toujours moqué, j'avais de bonnes raisons, ou du moins je le croyais, notez bien, je le regrette... mais c'était une grande, avec des soucis de grande...

Comment j'ai appris son prénom ? Par Jean de La Fontaine, je ne sais si elle lui a raconté ses pensées ses rêves et ses calculs, mais c'est sûr, elle lui disait quelque chose.

Et connaître le prénom d'une fille, c'est, pour l'approcher, un gros avantage... parce que, mince !... Belle comme elle était, « sur sa tête ayant un pot de lait »... Quel attrait !... court vêtue, son unique cotillon simple et ses souliers plats... j'étais déjà dans une certaine proximité, presque une certaine familiarité, je rêvais son intimité, et voilà qu'elle s'en allait à grands pas, et que je comptais pour beurre... personne ne comptait pour elle, c'était elle qui comptait, dans ses pensées... venue d'une traite, elle allait son chemin, sans faire un écart, sans regarder personne, et pas plus moi que quiconque... une prétentieuse d'une indifférence somnambule, sourde à tous ceux qui l'entouraient.

Je la trouvais froide ambitieuse, étroitement intéressée et mauvaise calculatrice. Et maintenant ? je la vois aventurière raisonnée, spéculatrice enjouée et rêveuse émotive. Et aussi, bien plus jeune, d'une jeunesse que sa solitude grandit.

Il faut dire, quelle allure ! Elle n'a pas pris une ride... Elle avance, légère, animant de la longueur de sa jambe le balancement fluide de sa jupe d'une austérité rustique, dont l'ampleur poursuit encore le mouvement souple... à peine soutenu par l'agilité de son pas et la sobriété spartiate de son soulier... Une sandale ? Une ballerine, plutôt...

La grâce en mouvement d'une danseuse ? C'est bien ça ? Mais toutes les jeunes femmes de la campagne qui vont vite, à grands pas, en jupe courte toute simple n'ont pas des allures de danseuse ! Alors ?

Tout un spectacle, cette Perrette ! Discrète, elle ne passe pas inaperçue... Elle va au marché comme à la fête.... Attention... elle ne se donne pas en spectacle, elle fait le spectacle, tout simplement, elle est le spectacle.

De quoi attirer les regards... Et elle en a attiré plus d'un... Aurait-elle retroussé un peu un pan de sa jupe ou son pas en aurait-il entraîné le volant plus haut ? Je sais, je n'étais pas le seul à avoir envie de faire mal tourner la Laitière.

Parti à ses trousses, je me suis attaché à ses pas... suivant son chemin tracé sans détour, avec une assurance funambule, elle ne s'arrête pas, comme en représentation, elle avance avec un élan qui prolonge son pas comme un saut, elle projette son pied légèrement, quelque chose de bondissant, elle ne progresse pas par bonds, non,... mais plutôt en rebondissant, avec une foulée légère... court vêtue simplement, et il n'y a plus qu'un pas pour la penser transportée, pas emportée, mais plutôt portée par un rêve, somnambule, elle plane... avait-elle toujours les pieds sur terre ? Tout juste le temps de s'en rendre compte, « sur sa tête ayant un pot de lait bien posé sur un coussinet », elle est déjà passée, inaccessible, avec une grâce qui traverse le temps...

Lourde responsabilité ? non, elle n'en est pas accablée... elle supporte les regards sans souci de la charge. Parce que pour un peu, Perrette ferait partie des gens de peu, une situation de famille peu brillante, peu de bien, un mari peu compréhensif, peu accommodant, brutal à l'occasion - Et quel esprit ne bat la compagne, si ce n'est le mauvais ? Il y aurait de quoi être déprimée, mais elle n'est pas partie pour renoncer, jeune encore, pas les deux pieds dans le même sabot, de l'espoir à revendre.et capable d'échafauder des projets...

Au contraire, cela lui donne un port de tête particulier, assez droit, de danseuse... non sans conséquence : tête en l'air ? pas exactement, mais à marcher la tête haute, pas question de regarder à ses pieds ou de côté... le regard dans le lointain, droit devant... une position étudiée ? Elle a fière allure... Altière laitière ?... Dans cette fierté laitière, cette assurance suffisante incontestable, liée à ce pouvoir nourricier maternel plutôt animal, mammifère en l'espèce, ne doit pas grand-chose au raisonnement. Pouvoir exercé ici par délégation : au prétexte qu'elle a du lait, qu'elle porte du lait, voilà en plus qu'elle ajoute, qu'elle soustrait, et s'avise de calculer  (elle raisonne ...). Il y avait là une prétention, une outrecuidance irritante, et pour plus d'un, de l'aise qu'elle prenait, à se demander si le lait lui montait à la tête...

Oui, elle fait un peu la fière, même en ayant la tête sur les épaules, la voilà tenue de se monter un peu la tête... une démarche séduisante, présomptueuse, une position calculée, elle voit loin, elle est dans un projet, elle rêve en marchant, elle rêve de marchés, elle rêve du marché - où trouver ailleurs à acheter cents d'œufs, ou vendre au mieux poulets, lapins, cochons gras et bovins divers ? - auquel elle s'est préparée, comme ceux qu'elle va y retrouver et qui ont fait la même démarche, quoique différente en apparence... elle rêve des marchés qu'elle va conclure... oui, elle avait des prétentions, elle prétendait arriver sans encombre, et y faire ses affaires. Etre traitée de prétentieuse ? Ce n'est pas une affaire ! Elle était déjà tendue, dans le désir d'approcher ce lointain ... de plus, regarder au loin, c'est prévoir, spéculer sur l'a-venir... Elle était à distance... préoccupée et la voilà hors de l'immédiat sans avoir rien dit... et hors d'atteinte de prétendus prétendants prétentieux. Elle traversait les champs, et pour la suivre, il fallait tirer la langue.

Elle relève la tête, elle fait son chemin, elle est portée sur le rêve, elle porte son rêve, et elle est portée par son rêve... Qui lui donne des ailes ? Dans l'élan de son pas, il y a quelque chose d'une amoureuse qui va à la rencontre de son futur, d'une nouvelle vie...

Alors Perrette calculatrice ? Encore une de ces froides ambitieuses vénales, aux espoirs chimériques soutenus par des estimations démesurées, étayées de calculs erronés ? Allons donc !...


J'en suis déjà revenu... Y avait-il de quoi être intrigué ou troublé de la discrétion et de la nature des opérations de l'entreprise auxquelles elle se livre ? Pour en avoir le cœur net, autant en parler à un conseiller financier au fait de l'économie des entreprises agricoles.


« Pour un bilan ? Maintenant ?... ça va être juste !... C'est tout ce que vous avez, comme pièces ?... » Levant les yeux, avant même d'ouvrir la chemise simple, avec juste un pli, que je lui avais tendu et qu'il tenait entre deux doigts, avec un étonnement vaguement sceptique : « Elle est plutôt mince !... Vous participez aussi à cette affaire ? Ah ! Elle s'est mise à son compte... avec des traites escomptées... et vous lui avez prêté... je vois... des intentions, pour le moment... des opérations pas très claires ? A quoi pensez-vous ? Elle est inscrite aux registres de commerce ? Non ? son nom figure dans un livre de fables... Ah !... Elle parle d'argent, mais a-t-elle des notions de comptabilité ? « Triple couvée », c'est bien joli, vite dit, mais c'est quoi ? Seulement une façon de parler ? Euh ! une licence poétique, vous dites ?... Ça peut couvrir, pour les droits d'exploitation ? Et c'est un procédé particulier de démarrage du plan de développement... » Oui, Perrette fait couver son cent d'œufs par ses quelques poules, les poussins qui naissent deviennent à leur tour des poules (et quelques coqs, il en faut, passons...) qui pondent à leur tour, et les poules résultant de l'éclosion de ces œufs, deviennent aussi des pondeuses, cependant que leurs mères poules continuent à... « Ah ! voilà de la belle ouvrage : trois générations de poules à pondre simultanément... Perrette applique le calcul des intérêts composés à la volaille, de quoi faire décoller une entreprise ! Il va falloir qu'elle fasse une déclaration, oui, même une entreprise individuelle, et après elle pourra faire un peu de publicité... Plus besoin, vous dites ? Elle est déjà connue ? Ah !... »

Les autres hypothèses évoquées n'avaient pas résisté longtemps à la pression de ses critiques : Si c'était couver trois œufs à la fois, pour les poules qui pourraient facilement en couver quatre fois plus, c'est un jeu d'enfant, sans intérêt, elles seraient sous-employées, au bord du chômage technique, elles se tourneraient les pouces, et avec un parc déjà installé de trente-trois poules, plus besoin d'aller échanger son lait contre des oeufs, parce qu'elle en aurait déjà à vendre.

Si c'était faire éclore de chaque œuf trois poussins... des jumeaux, cela se produit, mais des triplés, et en nombre !... même avec une sélection, et en mirant tout le stock du marché, elle arriverait à trouver des poils sur les œufs avant de réunir un lot si extraordinaire...

Si c'était faire couver tout en une seule fois par trois poules, à ma connaissance, aucune poule à ce jour n'arrive à couver trente-trois œufs, ou même trente-quatre, à la fois ! Mais, voyez, avec un incubateur, elle pourrait... Ah, non ? Pas les moyens... Elle travaille à l'ancienne... Ah !... S'il s'agit d'obtenir trois cents œufs, pour obtenir en échange un cochon de grosseur raisonnable, trop difficile à trouver. Même aujourd'hui... mais pour trois cents poulets, et même moins, là, je ne dis pas... En cherchant sur Internet ? oui... Qu'est-ce que ça vous coûte d'essayer ? Oui, et même si quelqu'un a une autre idée encore, pour triple couvée... oui, l'adresser au site... C'est toujours « Plongees dans La Fontaine » ?

Et ça peut marcher, c'est réaliste, une entreprise individuelle, des investissements réduits, pas de grosses immobilisations, pas de charges locatives, une gestion directe... les coûts salariaux très limités, les profits sont réinvestis, les approvisionnements assurés et disponibles en quantité, peu coûteux, un procédé efficace de production, une valorisation intéressante, des pertes envisagées, et un marché proche capable d'absorber l'écoulement des produits..., elle s'applique à maîtriser les dépenses, bien qu'à mon avis, avec la diversification des productions prévue à la suite, et le coût inévitable des fluctuations de l'énergie... ses frais de transports sont sous-estimés... oui, et sur la valeur ajoutée, il y a toujours une taxe, mais plus de taille... Avenant, mais pressé, il s'interrogeait encore, en me raccompagnant au pas de la porte: Et pourquoi n'a-t-elle pas essayé des lapins, après les poulets ? un bon rendement, là aussi...

Impossible après de m'éviter des questions sur la nature des opérations, au principe même du développement de ses calculs... même si elle avait été rapidement emballée, c'était plus qu'une affaire d'un sou ou de deux sous... Les projets qu'elle conçoit, à l'aide de multiplications, de reproductions et d'échanges, sont empreints d'une intense activité génésique, œufs, poussins, poules, cochon, la vache et son veau, enfin, le troupeau...

Dans la pullulation qu'elle organise, faut-il voir une femme savante en herbe, voire une apprentie sorcière, qui rêve d'échapper à une condition de femme asservie par la maternité, sans renoncer à réaliser un désir d'enfant ? Sans doute La Fontaine a-t-il sauté au milieu, entre les œufs, les poules, et le cochon, pour aller encore plus vite dans la progression, le lapin, caché sous le chapeau de Jean, célèbre pour la rapidité de sa multiplication et sa fertilité. Au point de retrouver encore aujourd'hui dans la désignation du sexe féminin, utilisé sous forme d'injures ou de mot grossier, une origine à la fois latine et lapine, qui était « cunillus », puis « conil » ... On en retrouve la trace aussi bien dans la rue, parfois inscrite sur les murs sous forme de graffiti dès la sortie de l'école, interrogeant l'esprit des enfants sur leur origine, ou comme injure de charretier, c'est-à-dire aujourd'hui, d'automobiliste, ou dans la désignation de relations très confidentielles de bouche à lèvres.

Et pourquoi ne pas mettre à profit le détour par l'école (Quel esprit n'y bat la campagne ?) pour réviser quelques notions élémentaires d'arithmétique ? Pour peu que la curiosité ne se fige pas à la vue d'une simple formule, on peut considérer qu'une équation mathématique décrit ce qui se passe à l'intérieur d'un champ borné par des limites définies :


(a)     2 + 2 = 4

a un domaine de validité restreint par une limite de propriété (dont la banalité ôte toute signification aux esprits étroits, et dont Perrette va percevoir tout l'intérêt...) Celle-ci paraît assez évidente : elle affirme que la somme est égale à l'addition des parties, et réciproquement.
Ce qui peut s'écrire :


(b)      1 + 1 = 2

est identique et égal à :

(c)     2 = 1 + 1

mais les limites de son champ d'application, bien moins étendu qu'on ne le pense, remettent en cause sa validité au-delà.
Et c'est là que Perrette s'avance, spécule, calcule, justement, et a découvert que 2 et 2 font 4 parfois seulement. Très souvent dans la vie, la somme ne se trouve pas réductible à l'addition des parties. En quelque sorte, lorsque les parties sont réunies, il apparaît que leur totalité a des propriétés « en plus » de la réunion des parties.
Et l'application stricte du système d'équations (b) et (c) écrites ci-dessus, donne des résultats moins conformes à la réalité, très rapidement, que le système d'équations suivant :


(d)     1 = 1

qui se lit : [ 1 est égal à 1 , (et presque toutes les chances de continuer à faire 1 )]

(e)     1 + 1 = S     où S est = ou >2   

car [1 + 1 ont plus de chances (plus exactement, une sur deux) de continuer à faire 2 , que 2 + 2 de faire 4 de façon durable (plus probablement, 1 chance sur 8 )] dans la situation ci-dessous prise comme exemple :

(f)     un lapin reste un lapin       (pris au hasard, mais avec précaution )

(g)     un lapin et un lapin font bien, aujourd'hui, demain, et après-demain, deux lapins, s'ils sont en peluche, ou si ce sont deux lapins mâles.

Mais le résultat pourrait être tout autre, s'il s'agit d'un lapin mâle et d'un lapin femelle, au bout d'un temps assez bref, la totalité du groupe constitué ne pourrait à l'évidence pas se réduire à la réunion de ses deux constituants.

L'exemple est preste, mais a le mérite de montrer comment la description par un jeu d'équations, d'une situation, peut se trouver basculer de la correction à l'incorrection, pour une apparemment minime différence, nommée aujourd'hui « totalité », « état d'organisation », « niveaux de structuration », les  organismes vivants interagissant entre eux par des échanges à des niveaux de complexité très variable. Et en valeur, ce qui compte le plus ici, ce n'est pas la somme que représente le pot, mais la totalité qu'il réalise avec Perrette.

Que de temps mis pour s'affranchir d'une étroite façon de penser l'exactitude, enseignée avec constance... Les objections aux animaux machines cartésiens et la dispute qui s'ensuivit ne sont pas bien loin.

Avec des moyens un peu justes, Perrette, voit elle juste, ou plus juste ?...ou trop juste ?... En ce sens que ses calculs à défaut d'une parfaite exactitude sont-ils une bonne approximation ? Elle s'est lancée dans les progressions, à estimer au plus juste. Elle est en avance. Une femme de progrès ? Elle gère, elle exagère ? Elle rêve ? Et comme le rêve de l'oie, c'est le grain, celui d'une laitière serait, au fond, toujours, veau, vache et troupeau ? Ce serait manquer d'une dimension qui nous est commune, celle d'une expansion au-delà, déborder, outrepasser, celle d'« un plus de... », « un plus de..., plus... » encore, à entendre comme la formule d'un manque, d'un souhait, ou d'une progression : 1 + 2 + ... encore , et qui se retrouve dans « vache, veau, troupeau », et « encore plus de...  » plaisir qui suit la compréhension des progressions et l'invention qui va faire passer l'époque, des fonctions, au calcul infinitésimal avec ses dérivées, et au calcul intégral, avant d'être désignée d'un mot dont le nombre de sens va encore augmenter, l'analyse.

Et que fait Perrette ? En s'intéressant au principe de l'accroissement, elle ordonne la séquence de progressions différentes, en combinant leur résultat estimé avec son savoir-faire, et elle a compris l'intérêt dans la croissance, en prêtant attention à en garder le taux le plus élevé possible dans ce qu'elle entreprend. Elle optimise.

Cette activité futuriste, risquée et visionnaire au point d'y confondre imaginatif et imaginaire, et d'être encore associée au rêve ou à la rêverie, a toujours bénéficié d'un intérêt substantiel, quoique fluctuant,... poursuivie par l'opprobre et la dérision après chaque faillite scandaleuse, changeant de nom, poussant à la déchéance bien des termes, augure, plan, prévision, anticipation, projection, prévoyance, promotion, développement, pronostic, prospective... ou portée aux nues, admirée, adulée après une réussite... où se retrouvent pêle-mêle, escouade des tireurs de plans sur la comète, file d'attente de Pierrots pour la lune, coterie des détenteurs attitrés sur le sable laissés par la compagnie du Mississippi, groupe des prospecteurs d'Eldorado aux mines creusées, bande d'éclaireurs au regard allumé par les aurores du passage du Nord-Ouest, fugitifs chasseurs d'essaims piqués d'abeilles, grappe d'aérostiers gonflés largués à la dérive, relève d'équipages emportés sur la route des épices par l'ouest, compagnie des porteurs d'assignats par millions, bordée de navigateurs sonnés par les sirènes hurlantes des cinquantièmes sud, escadrille d'hommes volants en vrille, équipe de plongeurs descendus par les mystères des profondeurs, fournée d'alchimistes broyant du noir avec leurs secrets délires enfouis dans la tombe sans voir la transmutation des éléments découverte par les physiciens atomistes, avec, en plus, la formule du secret de l'éclat des étoiles... annonciatrice d'énergie à profusion...

Entre l'étrangeté de l'idée originale et celle de l'intuition délirante, la vérification expérimentale seule parfois, fait la différence. D'autres peuvent être entraînés dans un délire devenu collectif, pas la réalité...

« Autant les sages que les fous » n'est pas affaire d'équivalence de proportion, mais de confusion... renoncer à faire la différence ? La folie de la connaissance suppose aussi la connaissance de la folie...

Qui ne construit châteaux en Espagne ?

La pratique de la spéculation immobilière sur les constructions imaginaires amène au constat que les névrosés ne cessent d'en bâtir, mais ceux qui les habitent sont psychotiques... Perrette ne doute pas d'avoir la clef d'un, ignorant encore la déception que ce n'est pas un passe-partout. Elle se permet la folie d'y faire un séjour pendant une période de vacance, mais de là à en faire sa résidence principale !... Rien n'y est disponible sur place pour le rigoureux, patient, lent, exigeant et déprimant travail de vérification et de confrontation de l'expérience par l'expérience...

Et depuis les grandes explorations freudiennes, traversant des régions disputées par quelques troubles exploitants des alcaloïdes de la coca, contournant des zones obscurcies par les fumées de tabac, et avec quelques aventures surréalistes, une culture extensive du rêve a trouvé place dans la jungle de la forêt primaire. Et produit à l'export, quantité de fruits surprenants dont la connaissance des formes imprévues, parfois banales ou insignifiantes, assorties de goûts très particuliers et d'arômes d'une insistante familiarité ou d'une étonnante puissance permet des élaborations d'esprits subtils et de distillats complexes de grande valeur, thérapeutiques pour certains.

Fallait-il s'inquiéter pour Perrette ? Fallait-il la taxer de spéculatrice hasardeuse, ou la traiter d'inconsciente ou d'optimiste délirante ou bien devant les manifestations débutantes de sa folie des grandeurs, la traiter très sérieusement (foin des craintes ou des susceptibilités, envisageons le pire...) pour mégalomanie délirante, éventuellement symptomatique d'un état oniroïde ou d'un délire chronique systématisé au pronostic réservé ? Mégalomanie dont la trace, au petit pied, se marquerait par la toute-puissance contenue dans « et qui m'empêchera de... » où bien entendu, personne ne pourrait l'arrêter... (mais quelle voix Perrette entend là ?) mais qui s'exprime discrètement, à côté de celle, plus tonitruante, de Jean qui « fait aux plus braves un défi » et va « détrôner le Sophi »... sur cette partie, égalité prononcée : elle, s'y croixt (++++++), et lui s'y plu$t (++++++) ... Pencher pour un délire à deux ?... mais « enfin tous » en sont atteints... le délire collectif serait-il si fréquent ?... alors un délire érotomaniaque... ou le délire aigu d'une exaltée, mais sa rapidité à disparaitre sans laisser de traces empêche toute poursuite avec un traitement carabiné...Quant à un délire maniaque d'une cyclothymique, malgré l'entrain, le manque de baroque, de carnavalesque fébrilité, et de coq-à-l'âne, empêche de s'emballer pour un traitement de cheval... Hystérique, alors, elle fanfaronne pour la galerie ?... Hum, hypothèses, elle ne la voit pas... et encore plus improbable de la voir obsessionnelle : voilà, elle ne pourrait s'empêcher de compter et recompter pour chasser une idée de malheur, qui arrivera si elle se trompe, sautant pour s'en échapper... mais non, elle est bien trop entreprenante et pimpante...

Avec des appellations de jargon bariolées pour être évocatrices ou remarquables, la psychiatrie s'est parée des plumes des sciences naturelles et de l'électroencéphalographe, par l'observation attentive à pointer les constantes du fantasque, du déroutant, ou de l'incompréhensible tragique, pénible ou pathétique de la folie, essayant d'atteindre aux sciences expérimentales dans la prévision dramatique, mais tenant encore souvent d'activités spéculatives pour causes et mécanismes. Modèle d'exposition dans sa vitrine, état oniroïde, bouffée délirante polymorphe ou schizophrénie aiguë désignent le même état... qui se sépare du rêve surtout par la conviction, instantanée et hallucinée.

Mais « je m'écarte »... Entre rêve, rêverie, fantasme, imaginaire, ivresse, hallucination et délire, l'émergence de la conscience est si discrète, si réduite...

Des mers chaudes d'inconscient profond, ourdissent à temps perdu, de lourds orages striés de ravageants passages à l'acte éclairs, cumulées de tempêtes d'ivresse, avec des souffles pulsionnels poussant à l'envi les creux des houles d'imaginaire, brisant sur des barrières d'interdits entourant les îlots de culture, y déferlant les vagues de rêves, qui recouvrent et découvrent, des petits objets de connaissance, et les poussent, roulés dans l'écume des rêveries, sur les plages de la conscience, périodiquement recouvertes dans les grandes marées cycloniques de délire, bruyants et polis parfois comme des galets de savoir, illuminés d'un fugace rayon du soleil de la raison dans un ressac, où l'expérience arrivera à les choper, tailler en outils de science, en éclats de poésie, ou réduire en grains de sagesse à souhaiter aussi innombrables que le sable, pour un confort à ne pas négliger... Une silhouette distante... Perrette bronzée à l'antique démarche ondoyante relevant un paréo marchant en lisière les pieds encore dans la vague, regard dans le bleu outre-mer, avec sur sa tête la calebasse immémoriale emplie du lait d'une vieille noix accompagnée de rêves de drôles et de nombreux cocos... partis à la dérive vers d'autres plages... Perrette prête à mettre les voiles... L'ai-je laissée filer ?

Folle, Perrette suscitera plus d'inquiétude ou de méfiance que d'intérêt. Avec pour conséquence immédiate, l'invalidation rétroactive de ses projets et de sa conduite. Là où il était juste possible de la voir, avec cette dévaluation brutale où Perrette s'est fait avoir, serait-il possible maintenant, de l'avoir pour presque rien ?... Ah ! La médisance en coulisse, dernier refuge des désirs mal travestis...

Elle est un peu et trop peu tout cela, pour être au bord des cours torrentueux ou des parcours tumultueux qui dégringolent en cascades entre les pics escarpés (seule la montagne d'Orgueil s'en dessinait déjà) des chaînes inhospitalières de la Psychopathologie (Euh... en français : maladie mentale) qui délimitent le bassin d'alimentation et l'hydrographie des affluents et autres voies non navigables du cours supérieur du Fleuve Inclination, avant qu'il ne s'étale dans la plaine du Tendre. La Carte établie par Madeleine de Scudéry décrivait l'aval, en restant muette sur les noms inconnus des sources, de leurs défilés ou leurs rapides... et sur des travaux en voie de le doubler d'un canal du Midi... ou l'emplacement de quelque souterraine communication avec La Fontaine... Quel esprit ne bat la campagne ? Perrette ne comptait pas faire battre des montagnes, pour mener à bien ses affaires, partie en souliers plats, par des chemins banals, ou prenant des raccourcis à travers champs... une plaine plutôt fréquentée.... au marché de Tendre  sur Inclination ?...

Ai-je perdu le fil ?... Ce qui met fin aux rêveries de Perrette, est-ce la conséquence inéluctable de la rigidité des constructions d'un délire chronique ?

Délirante d'avoir compris et optimisé le profit qu'elle pouvait en tirer ? Elle plane. Loin d'une froide calculatrice terre-à-terre. Elle est, modestement et prétentieusement, une de ces rêveuses entreprenantes dont les rêves croisent parfois la réalité. Parce que ceux qui ont une vue juste des choses arrivent à des résultats qui étonnent toujours ceux qui ne voient pas. Pas pour rien que la compréhension a comme image, la vue, parfois éblouie... Vous voyez ? Entre les voyants, les aveugles, les visionnaires, et les illuminés, il y a la place pour les clairvoyants. Juste.

Elle saute, comme ses représentations, elle est transportée, des transports de plaisir, de joie, même. C'est celle qui vient de la liberté, de l'autonomie que donne ce pouvoir tiré de la compréhension des secrets du monde, et elle en exulte même avec une pointe d'arrogance : « et qui m'empêchera de... »    Peut-on savoir comment l'esprit vint aux filles avec le plaisir du fruit cueilli à l'arbre de la connaissance ?

Seul le parcours de Perrette ferait « arriver » cet « encombre » qui signe l'immuable réalité, venue se mettre à son encontre ? Elle ne prend pas son pied dans les entraves comme partie liée à ces espèces trébuchantes, parce qu'elle aurait « le revendant, de l'argent bel et bon ». Elle ne trébuche pas sur un caillou du chemin, non plus qu'elle plie sous la charge du pot qu'elle porte. Non. Un saut, c'est autre chose... le risque, le risque de sa vie ?... La griserie de quitter un instant une réalité, qui valide à la réception, le saut et la sauteuse, ou l'invalide, à sa déception ...

Voilà qui va faire progresser l'instruction, au cœur de ce procès fracassant du pot de Perrette : ce n'est ni le rêve de puissance ni le renoncement au projet, mais la funeste précipitation, qui nous ramène du pôle du pouvoir de la capitale des Etats-Unis (« tous les honneurs, toutes les femmes »... comme le monde est petit...), via Toulouse, escale technique haut de gamme, à son origine élevée à Rome, dominant le Forum...  le Capitole, comme sa voisine la Roche Tarpéienne, d'où l'on précipitait les condamnés...

Elle saute, transportée. Là, elle n'a plus les pieds sur terre... Elle s'y jette, elle s'est précipitée... mais le pot n'arrête pas son élan ! Oh ! La cruche, quelle culbute ! Pas de pot, le lait s'écoule, les projets s'écroulent. La réalité : le choc... Elle est en vie, pas de chute, non sans mal, mais elle aussi est tombée de haut... la voilà punie - avec, par et pour - sa seule erreur : la précipitation... Débordée par un trop-plein d'émotion et de plaisir... Lorsqu'elle marchait, elle était défendue contre les regards. Mais sa position, et la cohérence de sa démarche, se défont, dans son désarroi, elle est défaite... Fichue ? Non, mais pas mal fichue... pas bien foutue ? Affaire d'appréciation qui excite ainsi la colère de son mari jaloux qu'elle se soit défaite, et dévoilée devant d'autres. Ah ! le beau tollé !

Et s'il se découvrait que le pot aux roses était le pot au lait ? Agent opérateur, à l'origine, de toutes ces multiplications, et cause de beaucoup de retenues...Si notre laitière (Ah ! ça, elle a de beaux appas...) en est à l'accord (quel rêve !) dans ses mouvements avec son pot au lait (Ah ! Qu'il est laid, le poteau !) et que là-dessus, dans ses transports, elle saute et... et le poteau glisse, ne tient plus en place, surprise, et voilà le précieux liquide jailli, qui coule et se répand au dehors... quelle déception... !

Mais qui conserve encore aujourd'hui intacte la fraîcheur associée au lait... Le lait, dont l'opulence crémeuse de blancheur candide n'a d'égale que le mystère trouble de son opacité et de son origine, a toujours été à la fois, un des premiers affluents du développement vertigineux de la vie, si proche de sa source, et par là même, source de profits importants, souvent associée à des manœuvres douteuses. Bien des mouilleurs de lait ont fait leur beurre, et d'autres encore un fromage en détournant du lait ou son cours... Le lait suscite encore bien des convoitises et des oublis dans la relation.

Je peux bien penser aussi, maintenant, à mon compte, que j'ai avancé à découvert, à Perrette sans savoir pour autant qui s'en trouvera plus découvert qu'elle, Jean ou moi-même... trousseur de jupon, ou détrousseur d'imaginaire ?

Peu de mots permettent de donner des orientations définitives dans cette fable sur les rêveries, les rêves, les songes, les fantaisies et leur interprétation, puisqu'elle en dévoile beaucoup, ceux de la laitière, et une sympathie, curieuse, jusqu'à l'identification de La Fontaine qui associe... ses lecteurs à sa suite... pour autant que nous acceptions de le faire, dès lors, pourquoi ici ne pas prendre aussi la possibilité d'aller plus loin et d'interpréter de façon fantaisiste éventuellement, et de faire un bout du chemin de la laitière ? Ceux qui l'ont suivie en avaient le désir, mais elle a permis à plus d'un d'aller plus loin qu'il n'aurait été tout seul... Des rêves de Perrette, rêver Perrette, jusqu'à la Perrette rêvée...Perrette entraîneuse de rêve...

Pierrette, je la revois (à un iota près, ou disons, un confetti...), inscrite suivant la lettre de la réforme du programme de l'ancien lycée (Que nul n'entre ici qui ne sorte géomètre !), dans la classe de mathématiques supérieures qui venait d'ouvrir. Le début de la mixité dans un lycée de garçons... Potaches de première en concurrence, nous regardions avec envie et inquiétude ces nouvelles venues exposées à la jalousie au moindre geste ou regard. Elle, corsage et jupe simple, après avoir traversé toute la cour de récréation en diagonale et en ignorant les apostrophes, attendait l'ouverture de la salle, ses livres et cahiers liés, crânement posés en équilibre sur son chignon de danseuse...

Et n'était-ce pas Perrette encore, cachée sous le nom d'emprunt de Juliette, blessée d'avoir supporté les regards, à qui sa beauté simple et son intelligence brillante, avaient valu de perdre un de ses mystérieux yeux verts, par la plaisanterie d'un amoureux stupide au point de mettre à son insu et hors de sa vue, en arrière de la fente de ses paupières, la pointe aiguisée de son crayon, poteau, épieu caché près de sa tempe droite, en l'appelant de ce côté-là, histoire de la punir du geste de se retourner... une demande en mariage remédiait-elle à la ruine de son regard et de ses vues ? Oui, Perrette pourrait avoir à dire encore... et manque toujours l'avis de ses sœurs sur la fable...

Y a-t-il meilleur exemple de la représentation psychique, que le rêve, vécu dans l'isolement sensoriel du sommeil, mais qui se poursuit aussi, plus caché par des sensations, dans la vie éveillée de la pensée ? À envisager l'imagination, la représentation psychique, comme « une flatteuse erreur », les huit vers qui suivent, dans les débordements d'un lyrisme débridé, illustrent à merveille ses déformations. Mais avec le flot de ces vanités, ne sommes-nous pas déjà entraînés dans la galerie des glaces... avec une étrange réflexion ternie, un reflet fugitif, apparu dans les deux derniers vers, plus singulier qu'il n'y paraît : « quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ; » cette ponctuation est importante : retour et temps d'adaptation à un intérieur clair-obscur, et vient alors une image, une apparition... celle de Jean, grossi, maladroit, empâté, vieux, comme il peut se voir dans sa glace, et comme il se présente devant nous, dans son apparence la plus quotidienne, celle que nous ne voyons plus. Et ce n'est plus de façon aussi claire, le jeune Jean d'avant, prometteur, mais mal dégrossi ? Allusion discrète à une relation troublée entretenue entre sa représentation interne et réfléchie ?... cet autoportrait furtif, entraperçu, léger, comment ne pas le relier au progrès de la représentation psychique, accomplissement en un vers, ultime, de l'artiste, prétention raisonnable et risque calculé pour qui, en même temps, va reporter sur sa figure, parvenant à y rendre perceptible et intelligible, par les moyens qu'il a su associer ou même découvrir, un état émotionnel inexprimable jusque-là ?

C'est le jugement avant dernier. Déjà un bail que le chemin du bonhomme, en empruntant ses sentiers à travers les ombrages du Roi-Soleil, poursuit son bonhomme de chemin, mais de quoi la gloire se paie ? « Diadèmes », charmantes ou dérisoires couronnes, qu'il aurait plus tôt aimé partager, « vont sur ma tête pleuvant »... dans la solitude grisée sous les lauriers et la grêle des applaudissements, avec un sourire de composition, résumé final des échanges passés ? Il n'y est plus le jeune homme qu'il avait été. Et souhaité demeurer ? La question ne se pose même pas, même plus. N'est même plus à propos. Non plus qu'un éventuel rappel inconvenant de l'argent de la facture de cotillons dont la fête de l'étrenne et les faveurs escomptées sont renvoyées aux calendes... couvert en silence par sa réserve... Ni fête, ni affaires...fini Perrette, la cour, la basse-cour, la cour des grands... Fin du parcours ?...

Cependant, sans chercher à se faire un nom, elle s'est fait un prénom dans la littérature et la poésie. Oui, Perrette est devenue pérenne... Avec une réputation assez joyeuse, de personnage,... disons... «  olé,  olé » en parlant comme une vache espagnole, ou plutôt osé. Chez François Villon, Perrette est renommée, avec une affaire à son enseigne, et d'obscurs problèmes de gestion de trous et de fonds... Comment s'y retrouver dans les contes : «  Promettre... » est une autre affaire intéressant Perette et Jean, où il n'aurait pas mis la main, mais dans « le Diable de Papefiguière », le Bonhomme montre déjà son intérêt pour Perrette, et son ingéniosité à soigner son apparence, présentant une solution de continuité. Perrette déjà objet inépuisable de spéculations plus ou moins avouables... Oui... Elle en a fait voir déjà à plus d'un...« Le récit en farce en fut fait, On l'appela le "pot au laict"... », sa dette ainsi reconnue, à à Rabelais, et Bonaventure des Périers, va lui permettre de régler ses emprunts, et de détourner la laitière de ses puissants tuteurs, en l'affranchissant même du cours du temps.


Elle va rajeunir et retrouver ses vingt ans, entre le XVI et le XVIIème siècle, alors qu'elle était une « bonne femme », avertie d'inquiétantes pratiques de chaponnage, avec la capacité à grossir le côté cochon de l'affaire, d'une truie et d'une douzaine de porcelets... tout ceci est omis, 'oublié',  ou jamais advenu... pour lui faire une nouvelle vie, et la sortir définitivement de son trou... Jean offre ainsi en bouquet à Perrette, surprise, grâce, fraîcheur, émotions, rêves et jeunesse... et qui sait quelles perspectives ensemble ?

Oui, en joignant un siècle plus tard, dans son imagination, avec quelques omissions, l'histoire de la laitière, à celle de Perrette, et l'ayant ainsi troussée à son gré, Jean de La Fontaine a fini d'habiller et de parer avec ses atours... « la dame de ces biens », et seule reste encore de mise, pour elle, l'ironie de l'histoire, toujours en vogue, drapant avec une étourdissante légèreté et une inoubliable simplicité, l'inaltérable fraîcheur de sa jeunesse, punie pour l'exemple ? Ayant couché par écrit désormais son histoire, elle échappe à la hâte à la précipitation dans la reproduction au-delà des murmures. Hâtons-nous lentement ! « Festina lente »... Auguste maxime scellant l'élégance à la grâce impériale en une sentence... N'est-elle pas une créature de rêve, quasi mythique, avec tout ce lait versé en plus à son crédit au moins équivalent à celui des comptes de faits ? « Sa fortune ainsi répandue...  » Perrette regarde, choquée, stupéfaite, consternée, ce qui vient de se passer, dépassée par la réalité, incrédule... quelque chose qu'elle ne comprend pas... elle n'y est pas... elle n'en revient pas... Et pourtant voilà bien sa fortune faite, sous ses yeux... par son infortune ainsi répandue, avec les bénéfices de l'assurance somptueuse d'une présence entretenue par le flot intarissable de ses admirateurs ambivalents et impressionnés, le conte continue de répandre ses charmes...

Une invitation à rêver, mais en était-il besoin, tant il est clair que jamais nous ne pourrions-nous en passer, même si les détours et les tours de la réalité, pour choquants qu'ils soient, peuvent se trouver plus riches que nos rêves les plus fous. Un aperçu de l'afflux obscur et débordant des aléas... aux effets incalculables et hasardeux encore pour Perrette ? Mais Blaise Pascal et Pierre de Fermat échangeaient déjà les rudiments du calcul des probabilités, qui permettra en prenant leur parti, de fonder solidement des gains à des jeux encore très simples, certes. Et par de simples jeux d'écritures, avec quelques lettres échangées, de chiffrer les espoirs jusque-là chimériques du Chevalier de Méré, et de les renommer espérance mathématique... Perrette saute aussi, est-ce d'apercevoir le nombre vertigineux des réitérations nécessaires, ou les aléas inimaginables des rebonds, qui la fait choir dans la réalité ?...

Un sursaut va survenir au XXème si ècle entraîné par Benoît Mandelbrot et « l'équation logistique » avec des retombées incalculables sans l'aide de machines électroniques serviables, programmées à accomplir sans émoi ni trouble les milliers de réitérations suivant sa formule, qui décrit l'évolution en nombre d'une population, qu'elle soit de poules, lapins, vaches ou cochons, dans un modèle très simple prenant en compte le coefficient de multiplication de cette population et ce qui s'y oppose, ses facteurs de disparition ou d'érosion au même moment, le résultat servant de base au calcul à nouveau).
La représentation de cette population en proportion, actualisée au fil des périodes de temps successives, amène à l'étonnante découverte confirmée par l'expérience, d'une surprenante stabilité oscillante après une brève croissance initiale de la population, entre deux niveaux, décrits par le diagramme de bifurcation de "l'équation logistique". Et toutes les valeurs en sont incluses dans le fascinant ensemble de Mandelbrot.
Retombée ahurissante, c'est dans un espace fractal étrange et insolite que le saut de Perrette réussit à trouver son point de chute, où la croissance projetée de son troupeau trouverait immanquablement rapidement une limite. Avec en plus un aperçu sur la stabilisation relative des différentes espèces dans l'évolution.
Mais dans lequel l'attrait de Perrette continue de se maintenir, renouvelé indéfiniment autant par l'allant de sa démarche et l'intérêt de ses calculs que par l'évanouissement de ses conjectures dans l'accident de sa chute.

La terre est toujours plate pour notre évidence première, quitte à passer son temps à aller au-delà pour la voir sphérique. Et Perrette, toujours autour ?... Oui, bien sûr, elle se trouve déjà sur Internet oui...les poulets ? non...c'est fini depuis longtemps... elle est arrivée dans les produits laitiers, oui... mais c'est surtout dans la culture, oui...avec son image, qu'elle vit,...pensez, avec une réputation pareille, les retombées...vous aussi, vous aviez quelque chose à lui dire ?... à Perrette, pour toujours ?...et même à lui écrire ? Oh ! oui, à Marc Ohana, avec tout ce qu'il a fait pour être dans ses petits papiers, celui-là !... 



La chute inattendue de Perrette et du pot-au-lait dans un espace fractal de Mandelbrot




retour à l’accueil


Valid CSS!